13.07.2022| Lecture de 9 minutes
Récit d’un avant-midi au paradis
Dès nos premières discussions sur l’idée potentielle d’aller à Milan pour couvrir ce qui s’y passe d’unique, le rêve de rencontrer Jessica Rosval, l’une des plus grandes étoiles de la gastronomie locale nous habitait... d’autant plus que celle-ci vient de chez nous et qu’elle a étudié à l’ITHQ!
Un texte d’Amélie Leclerc, gestionnaire de marque, associée, ilot et de Guillaume Mathieu, stratège de marque, associé, ilot
Nous avons donc fait une pause de la ville du design et pris la direction de Modène - haut lieu du vinaigre balsamique (le vrai de vrai), du Parmigiano Reggiano et du prosciutto - afin d’échanger avec celle qui a été nommée chef de l’année en Italie par Le Guide de l’Espresso en 2021 et qui est aux commandes de la cuisine de la prestigieuse Casa Maria Luigia, du restaurant à vocation sociale, Roots, ainsi que de tous les événements internationaux de l'Osteria Francescana de Massimo Bottura. Rien que ça!
C’est donc quelque peu intimidés que nous avons pris le taxi en ce vendredi matin de canicule italienne. Anecdote qui témoigne de la célébrité du lieu, c’est la seule fois du voyage où nous nous sommes fait facilement comprendre : le chauffeur ne nous a même pas laissé terminer de prononcer le nom de l’établissement. « Casa... » et, pronto, nous étions partis pour une des rencontres les plus enrichissantes de nos vies!
Petit-déjeuner à une table étoilée
Dès l’arrivée, le lieu détonne par sa beauté en plein cœur de la campagne modénaise, l’accueil plus qu’impeccable et l’omniprésence du souci du détail. Un exemple? Tous les employés portent des sneakers Gucci. On se sent instantanément ailleurs. On insiste pour nous servir à déjeuner, bien que les convives aient déjà quitté la terrasse.
Jessica vient nous saluer rapidement puis repart; elle désire qu’on prenne le temps de découvrir sa cuisine avant notre entretien. On ne demande pas mieux!
Pendant qu’on déguste les nombreux classiques de la maison, dont probablement la meilleure frittata que nous ayons jamais mangée, Massimo Bottura vient nous saluer et faire quelques blagues avant d’embarquer dans sa Maserati aux couleurs uniques pour quitter la villa pour la journée.
Quelques instants plus tard, bouteille d’eau à la main, Jessica vient s’attabler pour jaser. D’une facilité d’approche caractéristique des plus grands de ce monde, elle nous partage son parcours de jeune fille élevée à Dollard-des-Ormeaux, dans l’ouest de l’île de Montréal, dans une famille chez qui la cuisine n’évoquait rien de particulier. Voulant découvrir le monde, c’est à l’ITHQ qu’elle s’inscrit, convaincue que la cuisine ne pouvait que lui ouvrir des portes.
« Si je cuisine, je peux aller partout... car tout le monde mange. »
- Jessica Rosval
Diplômée de l’établissement à 19 ans, avec déjà quelques années d’expérience derrière le tablier, elle commence à travailler avec Laurent Godbout, qui agira comme mentor. Elle fera ensuite un saut dans l’Ouest canadien pour joindre l’équipe de la cheffe Melissa Craig, de qui elle dit avoir énormément appris et de qui elle s’inspire encore aujourd’hui.
Forte de ces expériences, elle quitte pour Milan, avec l’idée de n’y rester qu’un an. C’est là que la magie opère. À peine une semaine après son arrivée en sol italien, elle réussit à réserver une table au célèbre Osteria Francescana pour son anniversaire. Ce soir-là, elle rencontre Massimo Bottura, avec qui elle échange de tout et de rien. Il lui offre alors de la présenter aux meilleurs chefs de la région. Chamboulée par ce qu’elle a vécu au restaurant, elle prend le taureau par les cornes et provoque le destin, elle lui demande sa chance... chance qui perdure depuis!
« Lors de mon passage à l’Osteria Francescana, le nom du menu était ‘‘Vieni in Italia con me (Viens visiter l’Italie avec moi)’’. L’histoire racontée à travers ce menu m’a renversée. J’ai découvert tout le pouvoir de la nourriture. Qu’un plat pouvait parler. Quand j’ai quitté le restaurant ce soir-là, je savais que ma vie allait changer. »
- Jessica Rosval
Au cours de la dernière décennie, elle grandit au sein de la famille Massimo Bottura travaillant d’abord à l’Osteria Francescana, jusqu’à prendre la tête de la cuisine de la Casa Maria Luigia et des événements internationaux de l’Osteria Francescana.
« Massimo est un mentor extraordinaire pour moi et tous les membres de l’équipe. Il nous fait grandir comme individu, pas juste professionnellement. Il nous aide à tracer notre voie. »
- Jessica Rosval
Dans l’antre d’une tradition
Après le déjeuner, Jessica nous amène prendre une marche sur le domaine. Passant devant les vignes, elle nous explique l’unicité climatique de la région d’Émilie-Romagne de laquelle elle est vite tombée amoureuse. Elle nous parle de l’importance de cultiver les légumes jusqu’à perfection, de produire une variété de végétaux (grains, fruits, herbes, etc.) pour permettre au sol de se régénérer, d’acheter les meilleurs produits de la région pour encourager les artisans... et de prendre le temps de faire les choses.
Pour illustrer son propos, elle nous amène dans un bâtiment qui semble sans âge, dans lequel nous montons un petit escalier en colimaçon menant au grenier où nous découvrons, émerveillés, des centaines de barriques de vinaigre balsamique en vieillissement. La responsable de la production, quatrième de la lignée, nous explique tout le processus qui, sans surprise, prend... du temps. Certains vinaigres y sont gardés en barrique depuis 1910.
« L’Italie, c’est la pureté des produits. Tu prends une tomate mûrie parfaitement, tu ajoutes un filet de vinaigre balsamique et un peu de sel, et tu as un plat authentique. Tu ne peux pas changer ça. »
- Jessica Rosval
Les vinaigres produits ici sont certifiés DOP (Denominazione d’Origine Protetta/Appellation d’origine protégée). Rien à voir avec les bouteilles qu’on retrouve en épicerie. Et bien entendu, cela a un prix. Pour Jessica, la qualité doit se vendre à juste prix. Parce que le prix se doit d’être à la hauteur de tout le travail, de tout le savoir-faire et de tout le temps derrière une bouteille. Et ça, c’est capital pour Jessica de le faire comprendre aux consommateurs.
Une salle de jeu unique
La marche se poursuit. Jessica veut nous montrer « quelque chose ». On découvre rapidement qu’il s’agit de la « salle de jeu » regroupant certaines œuvres d’art, voitures et motos de la collection personnelle de Massimo. Des pièces tout aussi uniques que l’esprit du lieu.
Il y a deux raisons pour lesquelles Jessica a tenu à nous montrer ce lieu. D’abord, nous démontrer le paradoxe de la région de Modène, tant reconnue pour ses produits qui prennent un temps fou à être à point comme le vinaigre balsamique, le Parmigiano Reggiano ou le prosciutto, que pour sa Motor Valley qui regroupe les manufacturiers des bolides les plus rapides au monde : Ferrari, Lamborghini, Maserati et Ducati. Ce paradoxe, on le retrouve aussi sur les murs remplis d'œuvres d’art contemporaines et modernes éclatées qui contrastent joliment avec la nature apaisante des environs.
Ensuite, l’une des choses que Jessica a apprise de son mentor Massimo, c’est que la créativité ne se copie pas et ne s’apprend pas. Ça doit se vivre. Il faut observer les autres. On doit sortir de sa zone de confort souvent pour pouvoir être créatif. Pour sa cuisine, Massimo puise son inspiration dans les livres, la musique, les films, l’art visuel. Tout est prétexte à ouvrir son esprit. Jessica a appris cela de lui.
« Lorsqu’un nouveau se joint à l’équipe, le premier défi que je lui lance, après quelque temps, est de développer un plat qui le représente. Étonnamment, c’est un défi très difficile. »
- Jessica Rosval
Pour elle, ce défi en dit long sur un individu. Tu ne te connais pas assez toi-même pour être en mesure de te représenter par un plat? Comment alors pourras-tu t’inspirer de ce qui t’entoure? Évidemment, elle sait qu’un plat ne sera pas parfait dès le premier essai. Elle se fait le devoir d’accompagner les membres de son équipe pour les faire évoluer comme son mentor l’a fait - et continue de le faire - avec elle.
Un jardin que nous pourrions nommer « rispetto »
La visite se termine par les jardins de la propriété. La saison de la cerise venait de se terminer, les zucchinis étaient sur le point d’être prêts, et la saison des abricots battait son plein. Là, Jessica nous a entretenus sur le respect. Le respect du produit, le respect des traditions et le respect des gens. Respecter le produit, comme on l’entend chez nous, c’est de cultiver en saison, de cueillir à maturité, d’utiliser l’entièreté d’un fruit ou d’un animal qu’on cuisine. La cuisine comme il se doit! Tout simplement.
Côté tradition, quand nous l’avons questionnée sur la place que la créativité peut prendre au sein d’une culture porteuse d’une tradition aussi ancrée et forte que l’Italie, elle nous a tout simplement répondu que c’est une question de respect. À partir du moment où le produit est respecté et que l’objectif de la création est d’élever la tradition pour l’amener plus loin, il n’y a pas de problème. Et c’est d’ailleurs, selon elle, de plus en plus accepté.
Le respect du produit, de la tradition... mais aussi des gens. C’est là que Jessica nous a dévoilé son côté plus revendicateur, voire militant. Pour elle, l’ensemble de l’industrie, en Italie comme partout dans le monde, doit prendre conscience de l’importance des métiers de la restauration. On doit mieux reconnaître le travail et l’expertise des gens, et établir les prix à la hauteur de ce que ça représente réellement, de manière à permettre à tous de vivre plus décemment. Ne jamais faire du volume pour faire du volume.
« 100 % de mon travail consiste en du coaching et de l'accompagnement de mon équipe. La manière dont je m’adresse à nos fournisseurs, la façon dont je choisis les produits, chaque geste et chaque parole démontrent ce que je suis et ce que j’attends d’eux. »
- Jessica Rosval
En route vers l’entrée de la maison qui allait marquer la fin de notre échange, nous avons demandé à Jessica si elle était consciente de la chance qu’elle a de vivre dans ce paradis et de réaliser son rêve de jeune fille. Elle nous a humblement dit qu’avec sa vie effrénée elle n’y pensait pas assez souvent... mais qu’en marchant avec nous à travers la propriété, et en voyant les étoiles dans nos yeux, elle s’en est souvenu.
Grazie, Jessica pour ta générosité. Ces quelques heures en ta compagnie nous habiteront longtemps.