16.04.2024| Lecture de 6 minutes
Un resto qui ferme, c’est un morceau de notre culture qui s’envole
Nous avons vu passer dans les derniers jours l’annonce de la réouverture du célèbre restaurant Chez St-Pierre de la cheffe Colombe St-Pierre, l’une des cheffes les plus influentes du Québec. Celle-ci en a profité pour partager les défis qui l’attendent et les solutions qu’elle met en place pour assurer la pérennité de son établissement. Ces défis, ce ne sont pas tous les restaurateurs qui pourront les relever... et c'est la culture qui y goûtera.
Seulement en janvier dernier, selon les données de l’Association Restauration Québec (ARQ), ce sont 68 restaurants qui ont fermé leurs portes au Québec, en plus des 406 de 2023. De grandes tables comme de petits cafés de quartier. Tout y passe. La situation est causée pour certains par les relents de la pandémie et les remboursements de prêts qui arrivent à échéance, ou encore la forte inflation qui touche les prix des intrants et même les salaires. D’autres blâment la baisse d’achalandage marquée causée par l’incertitude économique actuelle.
Au-delà des employés qui ont perdu leur emploi, et des clients réguliers qui perdent un point de repère, ce sont des quartiers qui perdent un noyau, des producteurs agricoles qui perdent des partenaires précieux… et même le Québec qui perd une partie de sa culture, de son identité.
Fermeture de restauration et perte d’identité québécoise? Oh que oui! En 1825, le gastronome français Jean Anthelme Brillat-Savarin lançait sa célèbre phrase « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es » dans son ouvrage littéraire « Physiologie du goût, ou méditations de gastronomie transcendante ». Aujourd’hui, 200 ans plus tard, cette phrase demeure des plus pertinentes. On voyage pour découvrir la culture des autres peuples à travers, entre autres, leur alimentation. Et les cultures d’ailleurs viennent à notre rencontre aussi grâce à leurs mets identitaires. Pensons simplement à la multiplication des bars à sushi, des comptoirs libanais à kebab ou encore ceux à ramen.
Et pas besoin de se tourner vers l’international. Chez nous, on fait un pèlerinage à Charlevoix pour goûter les saveurs de la région chez les Faux Bergers, on monte à Ferme-Neuve pour goûter les goûts uniques des Hautes-Laurentides à la Cantine Pollen et Nectar… on arrête à la cantine du coin en chemin vers les vacances pour découvrir la twist locale de leur hamburger steak ou de leur poutine, on fait un détour pour aller à la boulangerie du village en route vers le chalet pour accéder à cette baguette unique utilisant une farine biologique locale moulue sur meule comme dans le temps.
Et des gens de partout viennent chez nous pour découvrir ce que le Québec, ses forêts et son St-Laurent ont d'unique à offrir grâce au talent des chefs issus de diverses origines qui transforment, apprêtent, transmettent notre territoire, notre terroir, notre goût… notre culture aux curieux du monde. Selon le rapport Chefs et restaurateurs indépendants de la gastronomie québécoise - Un levier pour la relance économique de Montréal et du Québec / Étude d’impact et feuille de route pour l’essor du secteur réalisée en mai 2021, c’est plus du tiers des touristes qui fréquentent Montréal qui se disent « touristes gourmands », donc qui voyagent pour découvrir l’offre alimentaire d’une région .
La bouffe, tout comme la langue, les arts, l’architecture, le territoire et l’histoire, entre autres, sont des pans d’une culture à ne pas négliger.
Donc, chaque fois qu’un resto ferme, que ce soit un bistro de quartier ou une grande table qui rayonne internationalement, c’est un peu notre identité qui se meurt.
Au-delà de notre identité culturelle pour laquelle nous verrons les impacts négatifs des fermetures de restaurants dans un horizon plus ou moins long terme, chaque fois qu’un resto ferme, il y a un impact immédiat sur tout un tas de producteurs agricoles et d’artisans. Car peu importe le talent d’un grand chef ou la créativité d’un proprio de petit bistrot, sans ingrédients de qualité, la restauration distinctive ne serait pas grand chose. En plus d’être leur matière première, les ingrédients provenant des producteurs de niche sont plus souvent qu’autrement la muse des menus pour offrir plus de saisonnalité, plus de fraîcheur, plus de saveur… plus de nous finalement.
Les restos, surtout les plus reconnus, sont cruciaux à la survie des producteurs de niche. Qu’on pense aux légumes bios de la Ferme des Quatre-Temps (Montérégie), aux fromages fermiers de la Fromagerie Gré des champs (Montérégie), aux poissons et fruits de mer de Chasse-Marée (Bas-St-Laurent), ou encore aux porcelets de Gaspor (Laurentides). Toujours selon le rapport Chefs et restaurateurs indépendants de la gastronomie québécoise, chaque « grande table » s’approvisionne en moyenne chez 38 producteurs de niche. Une récente étude du collectif La Table ronde indique également que le deux tiers des menus de ses membres sont composés d’ingrédients du Québec comparativement à un tiers dans les assiettes du grand public et que 15% de leurs cartes des vins est québécoise par rapport à un maigre 0.35% des vins vendus par la SAQ. L’impact est donc direct pour ces producteurs et leur région respective.
Donc, chaque fois qu’on perd un resto, on perd aussi des producteurs dévoués et passionnés qui disparaissent avec leur savoir-faire incommensurable. Encore une fois, un morceau de notre culture collective qui s’envole.
La disparition de producteurs, ça veut aussi dire moins d'occupation de territoire, moins de vitalité en région (car, on ne se le cachera pas, nos producteurs de niche, il ne sont généralement pas dans les grands centres). Un producteur qui fait faillite ou qui abandonne, c’est plus qu’un ingrédient qu’un chef perd, c’est plus souvent qu’autrement une source d’inspiration. Un autre pan de culture qui s’envole.
Je vous entends dire « Oui, mais c’est tellement rendu cher aller au resto. » Oui, mais aller au cinéma voir un blockbuster américain, assister à un spectacle d’une vedette internationale, s’abonner à Netflix, Disney+, Prime Video et autres aussi c’est cher. Tout est une question de choix.
Prenons conscience que tout est connecté, que nos restaurateurs et producteurs contribuent à faire vivre nos régions, notre savoir-faire… et aussi, beaucoup, notre identité.
Santé!
Ce texte en version écourtée a été publié dans La Presse le 16 avril 2024.