
25.03.2025| Lecture de 8 minutes
Le chant des possibles

** Texte initialement publié comme mot de la fin pour Bouillon 2025**
On vit une époque formidable. Je l’écris presque sans ironie. Tous les chantres du bonheur à la carte nous le chantent de leurs voix maintenant IAtisées. Les sirènes d’Ulysse - l’image est genrée mais ça se veut très inclusif ! - essaiment toutes les plateformes sur lesquelles on finit inéluctablement par s’échouer et déploient tout leur attirail pour nous envoûter et nous convaincre - moyennant quelques dollars glanés ici et là - que « toutte se peut ! », qu’il suffit d’y croire, qu’il faut s’accrocher à ses rêves et que renoncer, fléchir - réfléchir ? -, même juste un peu plier du genou devant l’exigence de l’ascension, est l’apanage des faibles, des impis ou voire des ignares.
Au cœur de cette dictature du « quand on veut on peut », chaque rêve est légitime.
Chaque aspiration au « moi réalisé » est célébrée. Chaque combat est juste. Chaque « je » peut se déployer.
TOUT EST POSSIBLE ! ! ! POUR TOUT L’MONDE ! ! !
Il me semble, à la lueur de ce que j’observe, que la célébration de tous ces « je » possibles, que ces incessantes invitations à chanter notre unicité, au lieu de nous unir nous divisent presque irréversiblement.
En fait - et je souhaiterais que ça colore et nuance tout ce qui précède -, j’ai l’impression inconfortable que c’est ce qu’on cherche à nous faire croire. Sans tomber dans un triste esprit complotiste, on dirait que ça arrange beaucoup de monde si on finit par croire - le concept de croyance ici est capital ! - que la somme des « je » constitue une hypothèque délétère sur la constitution possible d’un « nous »...
Je vous devine...
Pourquoi cette « mise en bouche » ? Pourquoi tout ça alors qu’on me demande d’écrire sur les enjeux de l’industrie bioalimentaire pour l’année à venir et de laisser poindre un peu d’espoir ?
Parce que je pense, à titre d’entrepreneur et de citoyen, qu’il faut vraiment tenter de saisir l’époque toute insaisissable et mouvante qu’elle puisse être pour pouvoir mieux se balader et évoluer dedans.
C’est indéniable - je suis moi-même copropriétaire de la plus belle petite épicerie de village au monde à Kamouraska -, quand vient le temps de s’adresser au « nous », quand vient le temps de « nous » nourrir, l’époque complique un peu les choses...
En effet, comment peut-on arriver à NOUS nourrir ? Comment s’adresser au plus grand nombre ?
Comment se positionner dans un monde qui se fragmente chaque jour un peu plus et peupler de gens dont les besoins, les envies, les aspirations se multiplient sans cesse ?
Même si ces questions sont assez incontournables et quasi insolubles, les enjeux auxquels doit faire face l’industrie bioalimentaire sont plutôt limpides et nombreux comme le démontrent plusieurs des sujets abordés de façon éclairante dans cet ouvrage.
N’en demeure pas moins que pour faire face efficacement et sereinement à tous ces enjeux, nous nous devons de saisir l’époque et tenir compte de l’inexorable fragmentation du « nous » qui, dans ma tête à moi, se révèle être un concept instrumentalisé ou une réalité récupérée - ou les deux ! - par des gens, des entreprises, qui, de toute façon, chercheront à en tirer profit.
D’ailleurs, comment ça se traduit dans les milieux de nos expertises ?
J’ai justement demandé à ChatGPT de m’éclairer à ce sujet en lui posant cette ratoureuse question : Explique- moi s’il-vous-plaît les impacts de la fragmentation du « nous » dans l’industrie agroalimentaire.
Sa réponse est d’une sidérante et glaçante clarté...
« La fragmentation du “ nous ” collectif dans l’industrie agroalimentaire résulte de la diversité croissante des intérêts et des pratiques au sein de cette filière.
Autrefois perçu comme un ensemble homogène, le bioalimentaire est désormais traversé par des préoccupations variées (voir plus haut).
Ce morcellement des attentes reflète une réalité sociétale plus large où le “ nous ” se divise en sous- groupes aux revendications spécifiques. Dans ce contexte, il devient crucial pour les acteurs de l’industrie agroalimentaire de trouver leur spécificité.
Pour rester pertinents, ils doivent répondre à des segments de marché distincts, tout en se démarquant de la concurrence.
Que ce soit par l’adoption de pratiques éthiques, l’innovation dans les produits où prévalent la transparence et la traçabilité, chaque entreprise doit définir une identité claire, cohérente avec les valeurs de son public cible - si tant est que ce public existe. (Ça c’est de moi !)
Cette démarche ne consiste pas seulement à se conformer aux tendances, mais à embrasser pleinement sa singularité, en créant un “ nous ” qui soit à la fois authentique et porteur de sens dans un environnement fragmenté. En trouvant cette spécificité, les entreprises peuvent non seulement répondre aux attentes diversifiées, mais aussi contribuer à façonner un nouveau tissu collectif, plus inclusif et respectueux des enjeux actuels. »
WOW ! ! ! Je suis sans mot...
Vous voyez, moi, presque candide dans mon élan, j’allais simplement vous enjoindre à devenir des résistants devant un monde qui s’édulcore à force de vouloir répondre aux besoins de tout l’monde.
Il m’apparaît évident qu’il deviendra de plus en plus difficile de s’adresser au « nous » dans ce monde qui mute à une vitesse que nous ne pouvons métaboliser de toute façon.
Parce que le « nous », ce nouveau « nous » qu’on a encouragé à se fragmenter pour servir des intérêts précis, nous condamne à une inéluctable tribalisation du monde. Ce « nous » fragmenté nous oblige à choisir notre camp, à identifier le « nous » auquel on veut s’adresser, à qui on veut « vendre » quelque chose ou auquel on se réclame d’appartenir.
Je m’explique : Jadis, dans un temps « x », il n’y avait qu’une sorte de Coke. La montée de l’individualisme, la multiplication des « je », a forcé Coca-Cola à « tribaliser » son offre en mettant sur le marché le « Diet Coke » et le « Coke Zéro ». En faisant cela, anticipant sans doute que le « Coke » original allait perdre de son lustre parce que le « je » s’exprime jusque dans le choix, par exemple, de ce qu’il choisit de boire - « Moi je suis de la tribu Coke Zéro »-, Coca-Cola assure sa pérennité en capitalisant sur la fragmentation du « nous »...
ChatGPT invite chaque entreprise à se « définir une identité claire, cohérente avec les valeurs de son public cible ». Dans une société où le « nous » se fragmente, il faut donc se définir une identité hybride, caméléon, afin de cibler le plus de « nous » possible... et thésauriser sur la tribalisation du monde. Comme si, devant ce monde qui change, que le système modèle et impose, la première question à se poser était « à qui je veux parler ? » et que la réponse était inexorablement : « Au plus de monde possible ! »
Alors que moi, ici, maintenant, je nous invite à nous demander d’abord : « Pourquoi est-ce que je veux prendre la parole ? »
Qu’est-ce qui m’anime ? Je brûle de quel feu ?
Quand je mets les pieds dans ma petite épicerie, alors que je sais que les choix que j’ai faits comme épicier, de facto, ne correspondront pas aux besoins multiples de tous les « je » qui vont y entrer, ce qui m’anime, plus que tout, avant de vendre quoi que ce soit, c’est d’accueillir chacun de ces « je » par un vibrant et sincère « Bonjour, bienvenue chez nous ! »
Parce que c’est ça, j’accueille les gens chez nous. Chaque produit qui se trouve sur nos tablettes parle de moi, de mes choix, de mes valeurs, de mes combats, de la communauté que je veux tisser, à ma mesure, dans la réalité où je vis. Chaque « Bienvenue chez nous » parle de ma joie devant l’altérité de l’autre. Et cette célébration de l’altérité de l’autre, cet autre venu chez nous, conduit à l’éthique. Parce qu’accueillir l’autre chez moi, dans mon épicerie, où TOUT parle de moi, c’est aussi me réjouir de ce que l’autre amène chez moi de lui.
Je ne veux pas, comme épicier, « parler » à tout le monde. Je veux recevoir tout le monde chez moi. Et chacune de mes rencontres tisse le filet d’un vrai, d’un solide et pourtant fugace « nous » qui me rappelle les grands bienfaits d’une humanité accueillante.
« Bonjour, bienvenue chez nous » c’est pour moi, alors, le plus beau et espérant chant des possibles... •